C'est l'histoire d'une petite fille qu'on avait mis dans un flacon. Pas tout à fait comme l'aurait fait le marin du petit bateau, comme il rentre coûteusement de petits morceaux d'allumettes dans l'étui de verre, imprimant une soudaine, suprenante et par là infiniment précieuse délicatesse à ses doigts gourds et rouges ; non, au contraire : elle avait été broyée, avec toutes les dégueulasseries sanglantes que ça suppose, par une machine en nickel-chrome-sang-séché, qui toute son existence de machine n'avait vu que des organismes entiers dans son amont, et du broyat dans son aval. Entre les deux, des crissements d'os et de chair, si rapprochés et automatiques qu'ils en devenaient un ronronnement métallique.
Ça s'était passé le jour de la fète « ammenez-vos-enfants-avec-vous-au-travail » ; il se trouvait que le père de la petite occupait une place insignifiante dans l'usine de corned-beef locale, et qu'il l'avait invité à admirer la grosse machine à transformer les vaches en gelée de groseilles, en se penchant, agrippée au garde-fou bien sûr – garde-fou en question prévu au demeurant pour des personnes adultes (c'est-à-dire, qui ont perdu l'habitude d'éclater en petits « meuh ! » tout doux chaque fois que passe un ruminant). En meuglant avec tendresse, la petite fille tomba, et passa entre les vis sans fin de la broyeuse, avec beaucoup d'empathie et d'obligeance, donc. Pas un cri n'interrompit le ronflement ambiant ; en un clin d'oeil ça y était.
Il faut tout de même dire – à son avantage – que la mécanique coupable, tout au long de son processus de sacrifice automatisé, était restée très digne. Une vraie Parque en miséricorde, qui si elle avait eu un oeil et une main, aurait écrasé quelques larmes, lasse et désespérée d'être depuis toujours l'éxécution et l'allégorie du destin. Triste aussi de faire de la peine à un chouette type qui s'occupait si bien d'elle, comme d'une vieille cocotte dont plus personne ne veut, lui passant de l'huile, la faisant reluire tous les vendredis soirs – elle espèrait bien que le charmant homme ne lui en tiendrait pas trop de rancune.
Vrrr, scritch, sproutch, vrrrr. À défaut de rejoindre l'enfant et de répandre doublement son propre sang, le père met en panne l'engin, descend quelques marches de fer jusqu'au tapis roulant qui emporte son produit, et là peut se mettre à genoux sur le sol rouge, crier, s'arracher les cheveux, bafouiller des pleurs d'incrédulité, débile dans la douleur subite... Et puis, tout de même, il faut bien recueillir la rejetonne. Il y va, sans précautions – largement même, dans les pognes de son paternel la fillette a Blanchette ou Marguerite pour compagnes. Toujours plein d'hébétude, sans appeler, l'ouvrier consciencieux quitte le lieu de travail bien avant les 19h30 préconisés.
L'enfant-broyat s'est retrouvée dans une petite bouteille (sa chair n'aura jamais pris beaucoup de place), toute choisie sur laquelle on a collé avec amour une petite étiquette, et une croix argentée. Sur le buffet dans la cuisine-salle-à-manger-salon. Le petit frère qu'on lui a fait depuis, par désœuvrement, l'a ouverte quelquefois, ça a le même goût que le viandox chaud qu'on lui sert quand il tousse.