mardi

Quand j'y pense, je me rappelle tant de choses, mais je n'y pense pas souvent


Je ne sais pas trop ce qui crée chez moi cette impression de bien-être. Est-ce le fait de sortir de la bibliothèque, où j'ai passé quelques heures à lire – romans, recueils de lettres, bandes dessinées, réjouissants essais... –, le sentiment de devoir accompli (après quelques heures de potassage) – oui, peut-être cette satiété de lectrice, cette satisfaction d'étudiante... Le plaisir, aussi, de recevoir en plein visage un air frais, quand celui de l'aire municipale était chaudement douillet ; celui d'allumer, parfois, une cigarette bien méritée. L'heureux sentiment de pouvoir, pourquoi pas, s'arrêter à une terrasse et de commander un café, qui contraste si fort et si légèrement avec cet autre qu'on subit et qui s'impose avec nécessité – le, les devoir(s). En somme une liberté enclose et pourtant infinie comme un nombre à virgule, parce qu'elle se charge d'hypothèses. J'aime.

J'aime, comme j'aime passer devant cette crêperie qui porte mon prénom comme si elle me reconnaissait à chaque passage, comme j'aime plus encore lorgner cette vitrine d'une minuscule librairie d'occasion. On s'y arrête. Un drôle de bonhomme y vend des polars et autres romans à suspens de l'entre-deux-guerres : histoires à dix sous qui tiennent dans des brochures du même acabit, de gentleman-cambrioleur, de scientifiques géniaux malfaisants, de riches excentriques, d'explorateurs et d'aviateurs, de détectives rusés et de journalistes matois ; des histoires qui flirtent avec le fantastique, mais où le plus invraisemblable tient dans des retournements de situation donnés pour réels. D'autres racontent en détail des soirées chez ces gens de la haute, quand leur auteur n'y a probablement jamais mis les pieds... Un drôle de bonhomme, car le libraire est lui-même homme curieux : il apparaît, parfois, fumant la pipe devant sa porte entr'ouverte, petites lunettes rondes sur le bout du nez ; c'est un ancien militaire sans vocation, qui a pris au plus tôt sa retraite pour se faire bouquiniste sur les quais de Seine, et puis, le voilà maintenant ici. Il n'a laissé tomber qu'il y a peu l'espoir de devenir un jour défricheur de contrées inexplorées... J'aime m'arrêter un instant qui dure parfois une heure, pour causer avec lui de tout et de rien. Je crois que c'est mon ami.

On passe ensuite un fleuriste : il vend surtout des plantes grasses, il est gros, parle fort, exhibe à ses joues une grosse paire de bacchantes anthracite, et ses mains ne sont ni rougies ni fines ; il n'aime pas beaucoup les fleurs, à vrai dire.

Avant de traverser la rue, je jette toujours un œil sur la petite mosaïque qui orne depuis peu le mur pourri d'un entrepôt d'électroménager tombé-du-camion ; il s'agit de trois "Space Invaders" jaunes canari sur fond rouge. Les carreaux ordinaires qui les composent sont toujours brillants, comme soigneusement astiqués ; j'aime l'idée que quelqu'un en prenne peut-être régulièrement soin. Il n'y a pas longtemps que je les ai remarqués, aussi je suis toujours un peu surprise de les revoir, et je me plaît sans m'en lasser à imaginer la façon dont on les a installés là. Curieusement, ils ne font pas incongrus dans cette rue. On dirait au contraire que le mur nu, gris, en béton, les attendait depuis longtemps.

La suite du chemin n'est pas particulièrement agréable, c'est une impasse pour les voitures, une ruelle au ciel cloisonné par de petits immeubles (ou de grandes et étroites maisons, à plusieurs étages) ; on y croise parfois un petit chien noir à trois pattes. C'est au bout qu'il faut s'arrêter, parce que deux drôles d'endroits s'y font face. À droite, la boutique de deux couturières, à la devanture soignée mais à l'intérieur baroque : débauche de fils de toutes les couleurs, aux bobines fixées sur tout un mur, capharnaüm de tissus en grands rouleaux, pas de comptoir mais un table branlante qui soutient un machine à coudre antédiluvienne, sur laquelle est en permanence penchée une dame sèche dont on ne voit que le chignon gris ; l'autre boutiquière est une grande et grosse femme à la peau olive, toujours en mouvement, qui retient en une épaisse et bouclée queue de cheval ses cheveux teints en noir, et dont les lunettes tiennent à son cou par une cordelette ornée de fausses perles – elle ressemble à ma grand'mère paternelle. À gauche, le hangar d'un brocanteur qui aime beaucoup TSF, 89.9, du jazz 24h/24. On y trouve n'importe quoi, depuis une accumulation de vieilles commodes et buffets tous retapés de la même façon, avec une épaisse couche de peinture blanche, jusqu'à une lithographie de Daumier, en passant par des fragments de décors de théâtre ou des saints d'église en bois trempé.

J'arrive à une petite place, où un marronnier jaillit de l'asphalte à côté d'une fontaine faite de bourrelets bétonnés. C'est chez moi.

Ce parcours, mes pieds le connaissent si bien que je pourrais le faire les yeux fermés – mais je n'en vois pas vraiment l'intérêt.

Titine

Tu sens l'tabac
Quand j'te prends dans mes bras,
Quand j'baise le bout d'tes doigts,
Tu sens l'tabac,

Et si j't'embrasse,
T'auras beau mâcher des cachous,
Brosser tes dents 5 fois par jour
Tenter de cacher sous la menthe ton parfum à l'amour
Mon cœur j'sentirais toujours ce goût
Mon cœur tu traînes sur la terrasse
Tabac viens donc que j'te tabasse


Tu pues la clope
Alors fais pas ta salope
J'te trouv'rais dans l'noir sans être nyctalope
Tu pues la clope


Ma clandestine
Tu t'es rach'té un paquet
N'en as-tu donc pas marre
Qu'on évite tous les troquets
Pour qu'tu t'en grille une fine ?
Tabac Bâtard
Tu me gâcheras même la bibine


Tu goûtes la sèche
Tes lèvres seraient-elles de mèche
Pour être si rêches quand je les lèche
Tu goûtes la sèche.


Je t'aime tant, Nicotine,
Me quitte donc pas.
À ton bras j'ai comme titre
Une couronne de fumée
Me quitte donc pas bébé,
Et j'te fumerais jusqu'au filtre


Parce qu'après tout
Mon tout petit bout,
Tu sens le sable chaud
Tu goûtes l'ailleurs et le nouveau
Et pas le carton,
Le détergent ni le savon
Et puis encore que sais-je
Je ramasserais toujours la neige
Qui tombe de ton mégot.