mardi

Pendant ce temps, au Luzard

Parce qu'en plus c'est un grooos garçon... Tu vois, vraiment. Il -quoi ?- oui c'est peut-être un moyen de se protéger ; c'est surtout qu'il est très angoissé, tu vois, et il doit manger un peu n'importe quoi, et puis sa famille... Il doit manger beaucoup de pâtes, de pommes de terre... Il a cette manie, il range ses affaires, sur son bureau, peut-être trois fois dans l'heure, tu le verra ajuster la pile de son cahier, son livre, son agenda, bien sur le bord de la table, il tire la feuille de note de la pile avec précaution, il l'aligne bien, parallèle avec le bord du pupitre, il sort sa trousse, la pose, pareil, parallèle, sort le stylo, écrit quoi 3 mots, le remet dans la trousse, la referme, la range dans le sac, range la feuille dans la pochette, réajuste la pile de cahiers. Il a 12 ans, oui. Oui, sourd profond ; oh, il écrit très mal, tu sais comme c'est, il signe un peu. Et donc, l'autre jour, je faisais le cours sur les Dieux égyptiens, il fallait que je leur explique ce qu'étaient les religions. On a dérivé sur le thème de la vie après la mort ; et là, je le regardais, il se repliait sur lui, il avait l'air très mal, il allait pleurer. Je lui demande, qu'est-ce qu'il y a -il faut dire, ce gosse a pas eu de pot, au début de l'année, il a perdu son grand-père, sa grand-mère, un oncle ou une tante je crois, et les enterrements qui vont avec- ça ne va pas ? (Ce gosse est très angoissé par l'idée de la mort du coup, il m'avait raconté que plusieurs fois, la nuit, il se relevait pour vérifier que ses parents, sa soeur, étaient toujours vivants...) Et il me dit qu'il a très peur ; moi je lui répond que bien sûr, la mort, on en a tous peur, c'est normal, mais qu'on a une longue vie, que le temps où on va mourir, on est très vieux, on se sent très fatigué. Je lui demande ce qu'il pense qu'il y a après la mort, il me répond : "je sais pas..." Puis après, très vite, il dit : "...mais le psychologue lui il sait !" J'étais [mimique éberluée] alors il a refusé de rien dire d'autre de pourquoi le psychologue il savait. Bon. L'autre jour, je vois ma collègue qui s'occupe de lui aussi, je lui raconte, et elle me dit : "mais oui !" En fait, elle avait déjà parlé avec lui, de sa peur de la mort, et elle lui avait dit qu'il devrait demander un rendez-vous avec le psychologue. Le rapprochement logique : "le psychologue, lui, il sait !"

samedi

Dans ma Maison de Passe (air connu)

Depuis la fenêtre de ta maison, tu vois passer des gens, à pieds, à ch'val, en vélo, en voiture, en motocyclette, en triporteur, en solex, en tricycle, à dos d'éléphant, d'chameau, non, dromadaire -c'était un lama, et derrière lui, un clown sur un monocycle. Tu t'accoudes à la petite balustrade, et tu décides de regarder ce qui (se) passe. Tout déambule, il fait beau, bon, chaud, ceusses qui marchent ont l'air heureux, même le gamin efflanqué là-bas, même la mère flanquée, elle, de 5 mômes qui étouffent, ont faim, mal, soif, fait pipiiiii, même le bonhomme qui supporte sans flancher un bouquet de bégonias occupé à enrouler ses racines sur son poing, même (surtout) le flamboyant flanfaron et ses grandes enjambées, même l'amoureuse comme 2 ronds de flan face à sa montre, même la réclame pour flamby déchiquetée. Tu es une jolie cible à [bonjour !]s, bien encadrée, ton visage extatique, par les bords sombres de ta fenêtre ; alors de temps à autres, l'un lève le bras et l'agite de gauche à droite. Tu réponds au meussieu d'une façon analogue. Si c'est une madame, une mademoiselle jolie et légèrement chaussée, tu y adjoindra un sourire enjôleur aimable, quelques mots, un baiser ? Tout est possible. Tu pourrais courir, te viander dans les escaliers, sentir les regards des passants sur toi, mais enfin la rattraper juste avant qu'elle ne tourne au coin de la rue, par le coude, légère pression des doigts, elle se retournerait, et tu t'apercevrais, dans l'ordre, que :

  • tu n'étais pas sorti depuis 3 jours.
  • tu n'as pas dormi cette nuit.
  • ce t-shirt, tu le portais déjà il y a la dernière fois que tu as mangé des spaghetti, à la sauce tomate.
  • tu as besoin d'une douche.
  • c'est la femme de ta vie.

Soyons sérieux. Le clown en monocycle repasse mais dans l'autre sens cette fois. Tu te souviens, par ailleurs, que tu as une pile comme ça de linge à, just'ment, repasser. Tu te rappelles aussi que le fer, tout ce qu'il y a pas de plus moderne, que l'on nécessite généralement lorsqu'on est réduit à ce genre d'extrémités, est passé, lui, par ta fenêtre il y a 2 semaines. Tant pis. Il doit te rester quelques magazines à vite éplucher avant qu'ils ne recueillent des épluchures, sur la table basse. Tu n'allumeras pas la radio, qu'il est bon de penser à rien ! Tu t'allonges par terre sur le parquet pourri, dans une flaque de lumière. Tu n'as pas fermé ta fenêtre.

vendredi

Pendant ce temps, à Macondo, dans le caveau familial des Buendia, on fait la fète.
Les Aureliano font une farandole ; des mains joyeusement putréfiés, se lient à d'autres blanches, blanches comme des pains de sel. Les José Arcadio se sont regroupés autour de Melquiades, qui leur raconte une histoire en sanscrit ; personne parmi eux n'y entend goutte, mais ils ont l'éternité pour comprendre, alors bon. Et puis, le sanscrit, ça chante à l'oreille, ça se mèle bien aux accents essouflés d'un vieil acordéon aussi défoncé que la cage thoracique de son propriétaire, un cadavre hilare qui s'appelle Aureliano le second ; alors les femmes dansent. Aureliano Buendia, dans son costume militaire mité et moisi, fait danser Ursula, ou plutôt, il porte et fait tourner un petit paquet souriant qui fut jadis sa mère. Pietro Crespi regarde avec envie le squelette puissant de José Arcadio, qui mène celui, ratatiné, de Rebecca dans un tango torride et cliquetant. Remedios et Remedios la Belle entrechoquent leurs mâchoires, et perdent trois dents dans un langoureux baiser. Tous portent au cou un petit poisson d'or. José arcadio Buendia est parmi eux, ils ne savent pas trop où, voilà longtemps qu'il est parti en poussière. Le colonel Gerineldo Marquéz et Amaranta baisent enfin. On regrette que Pilar Ternera ne soit pas là.

Cent ans de solitude, Gabriel Garcia Màrquez - reliure de luxe hautement comestible chez Points

samedi

Mmmh...

Bon, je dois l'avouer, j'ai prémédité cette rencontre... Parce que ça faisait plusieurs fois que ton nom jouait au furet du bois mesdames dans ma tète, et, oh ! bien sûr, je passais devant toi mine de rien, pourtant toute curiosité et désir. Alors il a bien fallu que je me lance.
Comme on commence une relation : salut, ça va ? Anodins main-à-mains, regards distraits, sourires en coins, l'air de pas y toucher. Oui, surtout ne pas avouer sa faiblesse, pas encore, être un peu distante face à ton baratin ; pas emballée, petit rictus, l'air de pas y croire toujours.
Et puis, ce que tu pouvais baragouiner s'est mis à m'intéresser. Sacrément même. Je ne sais absolument pas comment tu as fait (toi et ta réthorique à la fois austère, rigoureuse, et boîteuse - un parler de femme, dirais-je), mais ces gens, qui revenaient dans ton discours, je me suis mise à les connaître mieux que moi-même. Mieux : à m'intéresser à eux plus qu'à moi-même, à les anticiper, à savoir quand avoir peur pour eux. Sans les avoir jamais rencontrés. Les bonshommes et petites bonnes femmes de ton théâtre bourgeois sont devenus mes amis intimes. Me les approprier sans devoir les connaître d'une autre manière qu'à travers toi, quelle autre sublime amitié peut être...?
Jamais je ne demandais des nouvelles de l'un ou de l'autre en particulier. J'attendais simplement, comme un petit enfant, un sourire devenu entendu et gourmand aux lèvres. Tu venais, tu me rendais mon sourire (le tien, si éthéré, en complète contradiction avec ton regard tantôt froid, tantôt perdu), et tu me parlais. D'eux. Comme je t'aimais. Comme j'aimais qu'ils soient là dans ta parole. Je me blotissai contre toi, ou tu venais tu lover sur mon ventre, à raconter et à écouter toujours. C'est sans couper le fil de ton récit qu'une nuit nous nous endormîmes l'un dans les bras de l'autre.
Il a bien fallu que ça s'arrête : c'était programmé dès le début. La ligne d'arrivée, comme une ligne d'horizon visible loin, bien loin, et qu'on atteint pourtant, sans s'en rendre compte. C'était ça. Nous, c'était fini. Mais eux... Ils sont restés.
Henri et Paule Perron, Anne, Nadine, et Robert Dubreuilh, Lambert, Vincent, Lewis Brogan, Scriassine, Josette, Lucie Belhomme...
Mes petits Mandarins. Tous, alignés, bien rangés, avec vos caractères, vos envies, vos manies, vos découragements, vos rages et vos désespoirs. Je suis contente de vous connaître. Je suis heureuse de savoir que vous êtes à portée de main.
Oui, tu es à portée de main, bien rangé sur l'étagère, il n'importe qu'à moi de te retrouver, et que tu les ressucite à nouveau, eux, pour moi. Merci.

Simone de Beauvoir, Les Mandarins - 2 superbes et sexy tomes en format poche, au papier délicieux.