lundi

Journal d'un cuniculteur

6/11 : C'est mon anniversaire, j'ai aujourd'hui 32 ans. Mes amis me trouvent un peu seul : ils m'ont offert une graine de grizzli - un ours, disent-ils, est ce qui manque à ma vie et la pimentera. Je les ai remerciés. Pour le moment, l'espèce de haricot est mis à germer dans du coton humide, sur le rebord de la fenêtre de la cuisine.

14/11 : La coque s'est fendue en deux, en sort une petite patte qui porte déjà quelques poils. C'est mou et délicat. Il faudra bientôt le rempoter.

20/11 : Ai rempoté le grizzli dans un pot de 5L à la base trouée, comme indiqué sur le paquet. C'est un peu ridicule, ce cotylédon avorton noyé dans une telle masse de terre, mais on m'a dit qu'il prendrait bientôt beaucoup plus de place ; donc il faut être prévoyant. J'ai pris sa température, elle correspond au descriptif, le germe est en bonne santé.
La première page de mon dictionnaire s'est détachée, il était temps, c'est déjà la fin de l'automne. Comme chaque année, il perd tardivement ses feuilles - et, comme chaque année, j'ai déjà de la peine à me rappeler le sens du mot : Abaca. L'hiver va être long.

29/11 : Abaca n.m. Bananier cultivé aux Philippines pour ses longues feuilles dont les pétioles fournissent le chanvre de Manille.
J'ai été au muséum d'histoire naturelle consulter un dictionnaire naturalisé - guide t. serviable, m'a confié qu'il souffrait du même oubli chronique.
NB : me souvenir l'an prochain que je l'ai noté ici.

10/12 : La pousse se porte bien, elle produit quantité de poils blancs et soyeux. Je ne comprends pas, ils devraient déjà avoir bruni, depuis le temps. Légère inquiétude.

15/12 : Il m'arrive souvent de contempler, immobile, la touffe blanche qui prolifère et s'organise en une sorte de pompon. Pas une canine, ni même une griffe, à l'horizon. Vive déception, profond sentiment d'absurde, ne sais trop quoi y faire. D'autant plus que ça fait 3 jours que je me demande ce qu'est une euplectelle, alors que la dernière page des "E" est feuille morte depuis la semaine dernière.

19/12 : Deux oreilles ont poussé non loin du pompon qui ne cesse de pendre de l'ampleur : elles sont longues et fines, couvertes de poils ras toujours blancs, roses et parcourues de veinules à l'intérieur. Quel est ce monstre que je continue à arroser par curiosité ?

20/12, 2h du matin : Je crois que c'est un lapin.
16h : Une planche d'histoire naturelle me donne raison : c'est bien un lapin. Grand soulagement, cette certitude me réconforte à tel point que soudain je me rappelle qu'euplectelle n.f. éponge des mers chaudes à délicat squelette silicieux (Long. 25cm.)

25/12 / Joyeux noël, je trinque avec moi-même. Le lapin ne me dérange pas, il est même d'une compagnie agréable ; je l'ai décoré d'une petite guirlande rouge et verte, et j'ai planté dans son pot une branche de houx. Ça a l'air de lui plaire : il remue complaisamment les oreilles de temps à autre, la guirlande froufroute, je me ressers une flûte de mousseux - pas pire, le mousseux. Me sens t. heureux, ému comme une jeune mère de voir son museau palpitant émerger enfin du terreau. D'ailleurs, c'est ce bourgeon rose et blanc que je voulais célébrer, au départ - noël, j'en ai rien à foutre, comment ai-je pu l'oublier, une chose en a entraîné une autre, etc. La bouteille est vide, et moi, j'aimerais bien être un lapin en pot. Vais aller faire un tour pour m'éclaircir les idées.
23h56 : ai croisé L. Bu comme des trous. S'est moqué de moi pour l'euplectelle, m'a trouvé débraillé mais c'est lui qui a payé les coups. Faudrait que je que me rase plus souvent a-t-il dit. Sommeil.

32/12 : L'année s'éternise. Pourvu que ça ne dure pas jusqu'au 156 décembre comme en 1983, on n'aurait pas de printemps et presque pas d'été, et mon dictionnaire aura à peine refait des feuilles neuves qu'elles tomberont déjà. Ai consulté les petites annonces : donneur de leçons, peigneur de girafe, bouffeur de nez, éleveur de débat, avaleur de couleuvres... Toujours pas de poste de tourneur autour du pot à pourvoir, c'était bien la peine d'avoir fait de si longues études.

40/12 : Le lapin a ouvert sur le monde de petits yeux rouges ; cela lui donne un regard qui me plaît, à la fois agressif, rêveur et chargé d'une détresse profonde. Il paraît que c'est normal : russe, le lapin a l'âme russe. La tête et le corps sont bien formés, les pattes avant et arrière bourgeonnent gentiment, il sera bientôt mûr. Je lui ai mis de l'engrais à base de carotte et fait écouter Moussorgski, il est content, je crois. Moi, je m'ennuie beaucoup. Dehors tombe la neige orange des décembres prolongés, celle à la clémentine, et je n'ai même pas envie d'aller la goûter.
Le dictionnaire a perdu toutes ses pages, il ne me reste plus qu'un vieux livre de cuisine assez épineux pour passer le temps.

46/12 : Ménage, courses, lessive. Faut se ressaisir.
Confiture
Oignons
Pâtes
Lait
Echalotes
Champignons de Paris
Carottes
Patates
Beurre
Laurier
Enfin j'ai ramassé les pages mortes, ça fera un beau feu ; la planche "papillons tropicaux" a joliment séché en gardant ses couleurs, je l'ai accrochée au-dessus du radiateur. En plus c'est instructif.

50/12 : Du nouveau : à la radio ils ont dit que le nouvel an était pour bientôt ; j'espère que c'est vrai.

01/01 : Bonne année ! Très doux sentiment, celui de se diriger doucement vers le printemps, vers la repousse des bancs publics, la floraison des réverbères, l'arrivée sur les étals de marchés des amis de culture frais, le bourgeonnement de filles à courtes corolles, la germination d'agents de police aimables... Pourquoi faut-il que l'hiver toujours inévitable laisse de si mauvaise grâce place à un printemps incertain ? N'importe, je suis content que nous en ayons un cette année, comme le président de la République l'a annoncé tout-à-l'heure.

06/01 : Le lapin fait un excellent civet, que j'arrose de vodka en hommage à sa belle âme - curieusement ce n'est pas incompatible. Suis un peu triste, mais après tout, les animaux, ça se mange.

08/01 : Petites annonces : on cherche un cuniculteur. J'ai postulé, je crois que j'ai mes chances. L'année commence bien, un bon repas pour une fois, et un nouveau boulot.
Ai mis à germer une graine de canard, et rempoté le dictionnaire. Dans la rue flottent de petits nuages roses parfumés à la cannelle, porteurs d'espoir - il est temps de mettre un point final à ce journal d'un hiver dépressif.

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